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Pierre Assouline : « Georges Simenon a mythifié l’homme ordinaire »

S’il doit sa notoriété et son succès au commissaire Maigret, Georges Simenon a publié près de 200 récits échappant au héros qui l’a rendu célèbre. Cet auteur prolifique a cultivé d’une touche unique, dans ce qu’il nommait ses « romans durs », le mythe de l’homme du commun et sondé les destins qui basculent. En explorant son œuvre et le cours de sa vie, Pierre Assouline, auteur de nombreuses biographies – de Marcel Dassault à Gaston Gallimard, d’Albert Londres à Hergé –, dévoile un écrivain complexe et assoiffé de reconnaissance, qui n’aura cessé d’instiller à son œuvre les dualités, les failles et les paradoxes qui l’habitent.
C’est à Lausanne [Suisse], dans la demeure de l’écrivain, que j’ai, pour ainsi dire, tout découvert. Lorsque je me suis lancé dans ce projet, il existait déjà un grand nombre d’essais parcellaires, mais aucun ouvrage approfondi ne constituait « la » biographie de Simenon. Or, cet exercice ne peut s’effectuer qu’à partir d’archives. C’est le nerf de la guerre. J’ai rencontré l’auteur, quelques mois avant sa disparition. Il voulait m’envoyer à l’université de Liège [Belgique], qui conserve un fonds important sur son œuvre, dont notamment ses tapuscrits et les fameuses enveloppes jaunes sur lesquelles il jetait brièvement la trame de ses intrigues et campait la bible de ses héros. Mais j’étais surtout intéressé par sa correspondance, que personne n’avait jamais consultée.
Avec son accord et celui de sa compagne Teresa, j’ai pu me plonger dans ses archives privées. Ainsi, pendant environ un an, au rythme de deux jours par semaine, je me suis installé dans sa cave blindée, que dominait son bureau, à l’étage supérieur. J’avais accès à l’ensemble de ses documents personnels, méthodiquement classés et rangés, jour par jour. Le moindre de ses échanges épistolaires comprenait la copie de chaque lettre envoyée par Simenon et sa réponse. J’ai pu également compulser ses contrats éditoriaux, ses ordonnances médicales, qui m’ont permis de retracer ses maladies. Ainsi à Lausanne, dans cet antre secret, j’ai découvert un trésor inestimable : des dizaines de milliers de lettres et de documents. Le rêve absolu d’un biographe ! Là, mon livre s’est bâti. Ce qui se trouvait dans cet abri antinucléaire était essentiel et décisif pour le comprendre et saisir son écriture unique.
Il est né sous le signe de l’excès. En toute chose. C’est le fil rouge de sa vie. C’est une composante majeure de son existence, qui en lie tous les épisodes et contribue à faire de lui un écrivain hors norme. Lorsque, jeune reporter, il intègre, entre 1919 et 1922, la rédaction de La Gazette de Liège à la rubrique des faits divers, il va publier environ un millier d’articles, sous différents pseudonymes. Quand il se lance dans l’écriture de romans, il en rédige près de deux cents sous son patronyme. S’il voyage, il parcourt le monde entier. De même, ses déménagements seront, tout au long de sa vie, d’une rare fréquence. Et ses conquêtes amoureuses innombrables, à l’instar de la passion qui le lie à Joséphine Baker entre 1925 et 1927. Quant à l’argent, qui afflue dès les années 1930 – on estime aujourd’hui la vente de ses livres à environ 600 millions d’exemplaires dans le monde –, il le dépense sans compter. Car Simenon n’a pas de mesure. C’est chez lui une constante. Dès lors, sa grande productivité n’a rien d’étonnant, car cette profusion littéraire est à son image. Rares sont les écrivains ayant autant écrit, avec une telle densité.
Si Georges Simenon a écrit soixante-quinze enquêtes et vingt-huit nouvelles policières, il a publié cent dix-sept « romans durs ». En fait, il ne voyait en Maigret qu’un entracte, qu’un délassement alimentaire, il ne pouvait que mesurer combien son héros, qui lui avait procuré notoriété et fortune, avait dépassé son créateur. Il faillit d’ailleurs lui coûter cher, en éclipsant le reste de l’œuvre, le reléguant au registre d’auteur de polars, en un temps où l’on minorait ce genre littéraire. Simenon rêvait d’un destin d’écrivain, et entendait être reconnu en tant que tel. Ainsi, en accédant, en 1933, à la prestigieuse maison d’édition de Gaston Gallimard, la NRF, il abandonnera son héros du 36 quai des Orfèvres, pour ne se consacrer qu’à son activité romanesque. Il ne reviendra à ses enquêtes qu’en 1944.
Félicien Marceau disait que « le héros de Simenon, c’est l’homme des cavernes plus quelques névroses », tandis que Roger Nimier lui trouvait le génie d’avoir pris ses lecteurs pour personnages. Ce sont, je crois, deux bonnes portes d’entrée dans son œuvre. A ces formules, Simenon répondit par la sienne : « Mon personnage, c’est l’homme de la rue qui va au bout de lui-même. » Pour moi, son œuvre est enracinée dans la condition humaine. Comme la Bible et le théâtre de Shakespeare, le roman simenonien embrasse toutes les passions et tous les sentiments, la jalousie comme l’envie, l’argent et la haine, l’amour et la honte, l’humiliation et l’humilité… Simenon est un classique moderne qui a su entrer dans notre époque. Il existe peu d’œuvres francophones aussi riches et complètes.
Quant à son écriture, il l’a lui-même définie : « Mon style ? Il pleut. » Cela n’a rien d’une formule gratuite ni d’un jeu. Les commentateurs en ont fait un lieu commun de l’atmosphère simenonienne. Mais en disant « il pleut » Simenon dépeint sa syntaxe, fondée sur la sobriété même. Sa phrase est lapidaire : sujet, verbe, complément. Son style s’appuie sur une économie lexicale absolue. A l’instar de Jean Racine, il nous montre que le plus important n’est pas la luxuriance des mots mais leur combinatoire, la manière de les rapprocher, de les réunir, de les associer les uns aux autres. Simenon est un Racine du roman. En ce sens, il me rappelle la manière dont l’écrivain Jean Tardieu définit la poésie : « Quand un mot en rencontre un autre pour la première fois. » Je pense qu’il s’inscrit peu ou prou dans cette veine, imprimant son style, dès la toute première page de ses romans.
J’ai lu deux fois toute son œuvre. Et, fait rare, un seul mot m’a renvoyé au dictionnaire : « clenche », un belgicisme qui a donné « enclencher » en français. C’est dire la simplicité et l’accessibilité de sa langue. En peu de mots, évocateurs et précis, Simenon installe une situation, un conflit, une atmosphère, des rapports entre les gens. Tout son univers tient en cela.
Lorsque l’un de ses amis, Maurice Piron, responsable du fonds Simenon à l’université de Liège, l’interroge un jour sur la technique de construction qu’il emploie dans ses romans, l’écrivain résume en un schéma la structure de ses intrigues. Il trace une ligne brisée, tel un graphique, qu’il accompagne dans sa montée puis sa chute des mots « crise », « passé », « drame », « dénouement ». L’acmé de l’action (la crise) ouvre son roman. Simenon y campe son protagoniste : un homme fraîchement divorcé, un employé qui vient de perdre son travail ou un quidam dont le fils est incarcéré… Puis la tension tombe – la ligne fléchit – et le lecteur plonge dans le passé du personnage. Bientôt, le narrateur resserre l’action – la ligne remonte – revenant au drame initial, et enfin chute à nouveau, amenant son dénouement.
Admiratif, Maurice Piron ne tarit pas d’éloges, tant la méthode lui paraît géniale, simple et inédite. Mais Simenon lui répond : « Cela n’a rien d’extraordinaire, j’ai reproduit, sans le faire exprès, le plan de toutes les tragédies grecques, d’Eschyle à Sophocle. » C’est dire combien Simenon tient, pour moi, d’un classique.
Ce n’était, selon lui, qu’une question de volonté. Des chapitres écrits d’un trait, de 6 h 30 à 8 h 30 chaque matin. Un chapitre par jour, pendant neuf jours. Les deux derniers parfois le même jour. Une routine obsessionnelle et des promenades à n’en plus finir. Dans ses marches à travers la campagne, Simenon élaborait ses romans suivant un cérémonial auquel il ne dérogeait jamais : promenade… déclic de l’inspiration… état de grâce. Dans cette phase de son processus créatif, il fait le vide en lui, de manière à laisser ses personnages s’y installer. Il évoque « l’état de roman » et la « mise en transe » que ses promenades lui procurent.
S’ensuivent d’autres rituels, eux aussi immuables. Avant de se lancer dans la préparation matérielle… enveloppe jaune… relevé des noms dans l’annuaire… il appelle son médecin pour qu’aucun grain de sable ni infime souffrance ne vienne enrayer sa mécanique d’écriture. Il tire les rideaux de la fenêtre de son bureau, le temps qu’il fait dehors ne devant pas interférer dans son histoire. Puis il bourre six à sept pipes d’avance pour ne pas devoir s’interrompre en pleine écriture, et enfin taille les cinq douzaines de crayons disposés en bouquet devant lui. Un autre ingrédient lui est nécessaire : sa machine à écrire. C’est elle qui semble mener le rythme de son écriture, sans rature ni repentir. Ainsi se jette-t-il tout entier dans chacun de ses romans, toujours selon les mêmes principes, offrant à son imagination une totale liberté.
Il a mythifié l’homme ordinaire ! Il en fait le personnage récurrent de tous ses livres, s’attachant à celui qui, quels que soient son histoire et son métier, n’a cessé d’être délaissé par les romanciers. Il ne faut jamais oublier que Simenon vient des petites gens. C’est son monde. Il le revendique, s’y appuie et s’en nourrit dans l’ensemble de son œuvre. Quand, à nouveau, Maurice Piron lui demande où il trouve son inspiration, Simenon répond : « Tu vois cette serveuse en train de s’occuper des clients du restaurant où nous sommes ? C’est apparemment la fille du patron, ou peut-être pas ! Et là commence le roman simenonien : par le doute ! » Mais s’il interroge les êtres et leur réalité, tente de les comprendre, jamais il ne s’autorise à porter de jugement. Il a d’ailleurs fait de sa devise, « Comprendre et ne pas juger », l’ex-libris de tous ses livres.
Simenon aurait pu être l’avocat pénaliste des indéfendables, leur cherchant des justifications, sans pour autant les excuser, ni banaliser leurs gestes. Il ne marque aucune distance avec l’homme du commun. Il en garde d’ailleurs les peurs et les phobies. Depuis son plus jeune âge, Simenon a été hanté par deux obsessions : la misère et la folie. Il a toujours craint de finir SDF, de sombrer dans la démence ou le meurtre. A mots couverts il s’en explique : « Grâce à Maigret, j’ai tué un monde fou. » Je pense que, dans sa peur de basculer un jour, la psychologie des profondeurs l’attirait, voire le hantait.
Son œuvre est conçue sans trop situer les choses, en s’attachant avant tout à la psychologie des personnages, à leurs arêtes, leurs manières d’être. Cette posture littéraire a rendu son œuvre intemporelle et universelle. Et, si personne n’est obligé de le lire, on continue de le traduire dans le monde entier. Car Simenon parle tout autant aux Français qu’aux Américains et aux Japonais. Il est de toutes les époques car il n’en date aucune. Quant au contexte historique de ses œuvres, Simenon s’en tient à distance et s’en méfie. Il craint, sans réellement la comprendre, la marche du progrès, du changement ou des révolutions. Aussi, comme pour se protéger d’une apparente instabilité, il gomme toute empreinte historique. D’ailleurs, son œuvre romanesque en est pratiquement vierge.
Ce livre, qui compte particulièrement pour les simenoniens, est probablement le plus sombre de toute sa littérature. C’est un récit politique qui évoque les dictatures de l’Europe de l’Est, même si aucun détail ne permet d’identifier lieux et gens. L’action de La neige était sale est située dans une ville non française, sous l’occupation allemande, pendant la guerre, mais on n’en saura pas davantage. C’est un livre fort, qui met mal à l’aise. C’est l’un des rares romans de Simenon portés au théâtre et à la radio, dans une adaptation de Frédéric Dard. Mais la noirceur de ce texte n’est pas une constante chez Simenon. Il traduit, selon moi, l’humeur dans laquelle Simenon se devait d’écrire ce roman au moment où il l’a composé.
J’aimerais me pencher sur la relation qu’il entretenait avec sa mère, et qui me semble être au cœur de ses obsessions de succès et de reconnaissance. En décembre 1970, Simenon se rend à l’hôpital de Bavière, à Liège, pour la retrouver. Elle est âgée de 90 ans, ses derniers jours sont proches. De ces instants douloureux naîtra sa Lettre à ma mère, où l’auteur lui rappelle avec insistance « Tout le monde m’admire, sauf toi… » Il confesse que son écriture a toujours constitué un défi à relever, vis-à-vis de sa mère, et que sa vie s’est construite dans l’opposition à l’éducation qu’il avait reçue, dans l’héritage des angoisses du lendemain qu’elle lui avait transmis. S’il ne cessa de lui démontrer qu’il pouvait gagner de l’argent, il n’aura pu la soutenir financièrement. Sa mère garda les sommes qu’il lui adressait pour un jour lui rendre l’ensemble d’un bloc. Publiée en 1974, sa Lettre à ma mère acte l’incompréhension de deux êtres qui n’ont jamais réussi à s’aimer pour n’avoir jamais réussi à se parler. Tel est le nœud de sa souffrance.
Ce qui m’a attiré chez Simenon, c’est son écriture. Je reste fasciné par sa capacité de création littéraire et la disparité de ses œuvres. Quant à l’homme, s’il était intéressant, il n’incarnait pas pour moi un modèle. C’est la puissance à la fois de son œuvre et de sa personnalité qui en fait à mes yeux un être et un auteur hors norme, chez qui il reste encore beaucoup à découvrir. Ses romans ont la dimension intemporelle requise pour, malgré le temps, rester contemporains.
Plus d’informations sur la collection éditée par Le Monde en consultant le site Lemondedesimenon.fr
Christophe Averty
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